Mardi, à Brive, c’est jour de marché. Il est tout juste 9h et c’est déjà la valse des cabas : la halle fourmille de monde. La file d’attente qui se dessine aux abords du stand de melons à l’entrée du marché donne le ton. Les gens se croisent et se saluent. Parmi eux, il y a Roger, 87 ans et Stéphane, 35 ans : ils sont voisins en ces lieux depuis plusieurs années. Presque deux générations les séparent. Pourtant, ils ont beaucoup de choses en commun : l’amour de la terre et la qualité des produits, garantis sans engrais. Ce voisinage intergénérationnel est l’occasion de s’interroger sur l’avenir du marché, une fois les anciens partis. Perdurera-t-il par-delà ces personnages dont la vie a marqué les visages ? L’âme de notre marché serait-elle en jeu ?
“Allez allez madame, les tomates sont à 1 euro le kilo !”, clame l’un des petits producteurs. L’ambiance est conviviale, détendue, presque familiale. “Il m’est arrivé une belle histoire”, commence une dame en même temps qu’elle remplit son sac de haricots. Les relations sont humaines, chaleureuses sous cette halle. Les gens se confient, se connaissent : ils se tutoient. Julienne a 86 ans. Depuis plus de 10 ans, elle fait le trajet de Ussac à Brive en vélo. En attendant que ses cageots de haricots soient écoulés, elle a “pinqué (son deux roues) après le mur. Il attend”, tout comme elle, calme et sereine.
Roger, lui, est le doyen du marché de Brive. Il y propose ses fruits et ses légumes depuis plus de 50 ans. Il a même connu l’époque du canal, avant qu’il ne soit bouché, c’est dire ! Ce matin, il a amené des haricots et des pêches “bio” comme il se plaît à le rappeler : ni engrais ni pesticides, que du fumier. Ses pêches portent les stigmates de cette absence de traitement : elles en ont sans doute aussi toutes les qualités. Le grand-père rigole doucement de ces calibrages et de cette beauté recherchés au détriment du goût. Ses produits, il les vend mais il les mange aussi. Il veut donc du sain, du 100% nature et ça lui réussit. “La société a changé”, lance-t-il. “L’amour de la terre est une exception de nos jours”. Et de poursuivre, “les jeunes n’en veulent plus de cette terre. Pourtant, c’est pas dur de la travailler quand on l’aime. Moi j’ai toujours aimé la terre.”
Jeune, ses parents ont bien essayé de l’en détourner pour le ramener sur les bancs de l’école mais cela a été peine perdue. Même un lever à 3h30 pour aller faucher les prés, à 11 ans, n’a pas suffit à le décourager. C’est un véritable terrien. Comme on n’en fait plus. “C’est un miracle de nos jours de trouver des jeunes qui aiment la terre”, pense-t-il tout haut. Certainement. Pourtant, à considérer le trentenaire situé à quelques mètres de lui, le miracle apparaît à portée de mains.
Stéphane, le voisin de marché de Roger est lui aussi un passionné. Il n’avait pas plus de 6 ans quand il s’est mis à semer ses premiers légumes. Pourtant, rien ne l’y prédisposait. Personne dans sa famille n’était dans l’agriculture. Cela fait maintenant 18 ans qu’il vend ses produits sur le marché : salades, courgettes, concombres, persil, tomates, carottes… La liste est longue. “Le rendement aura été bon cette année”, affirme-t-il. Et il travaille dur pour cela. Pour lui non plus, point n’est besoin d’engrais. Du fumier suffit. C’est d’ailleurs en le remuant que des guêpes l’ont piqué tout autour de l’œil; il en porte encore les traces.
Les jours de marché, c’est à 5h qu’il programme son réveil. Il est là trois fois par semaine et a réussi à se faire sa clientèle. Un monsieur qui vient régulièrement nous confie que le rapport qualité prix est bon à son stand. Il nous demande même de garder le secret, des fois que cela donnerait des idées au petit producteur ! Des touristes belges, qui fréquentent depuis 20 ans Brive et son marché, approuvent cette confidence. Le couple fait à chaque fois le plein de charcuterie, de pain et de fouace, une spécialité aveyronnaise avant de retourner en leur contrée. Selon leurs dires, “la qualité est au rendez-vous et les prix pratiqués sont vraiment intéressants, particulièrement en cette matinée”.
A en croire Stéphane, “les jeunes investissent de plus en plus l’espace du marché”. A y considérer de plus près, il ne semble pas affabuler. Les jeunes générations restent encore minoritaires mais sont bel et bien présentes. Pour lui, “la transmission est assurée”.
Les avis, concernant l’avenir du marché, sont donc partagés. Pour les personnes de la génération de Roger, pour qui le marché est l’occasion de voir du monde et d’entretenir des amitiés, la part des jeunes demeure mince. Ils ne portent que peu d’espoir quant à leur implication sous la halle. Les plus jeunes, eux, sont confiants : est-ce là optimisme justifié et clairvoyant ou simple illusion ? Seul l’avenir dira avec certitude si l’âme du marché résistera aux changements de générations. Pour l’heure en tout cas, l’affluence n’y faiblit pas. A considérer les mirettes ébahies des jeunes enfants et le plaisir visible sur le visage des jeunes couples qui s’y promènent, l’avenir semble moins sombre que les sages gaillards n’ont l’air de penser.